Longtemps, j’ai fait semblant d’ignorer le phénomène. Je me suis dit que la mode allait passer et que vous alliez tous progressivement revenir à la raison. Mais il va falloir que je me rende à l’évidence, la tendance du «one-pot-pasta» ne faiblit pas; au contraire, pire, elle s’amplifie! Ce qui m’amène à conclure deux choses: soit vous êtes tous complètement tombés sur la tête, soit on vous drogue. J’espère qu’on vous drogue.
Vraiment, j’ai cru à une plaisanterie. J’aurais pu parfaitement continuer à l’ignorer. Puis vous êtes venus la gueule enfarinée m’expliquer que le«one-pot-pasta», des pâtes bazardées dans l’eau froide avec toutes sortes d’autres trucs, cuites sur le feu pendant vingt, trente, quarante-cinq minutes, c’était génial et qu’en plus ça venait des Pouilles…
Des Pouilles.
De la plus belle région d’Italie.
DE CHEZ MOI.
Donc je résume: une Américaine nommée Martha et sortie de nulle part répète à qui veut bien l’entendre qu’elle a fait la découverte du siècle avec le «one-pot-pasta» en s’inspirant des recettes du sud de l’Italie. Et vous, parce que ça vient d’Amérique, parce que ça porte un nom stylish, parce que c’est la nouvelle tendance à New York, paf! vous vous êtes jetés dessus comme la vérole sur le bas clergé et vous avez décrété que c’était une révolution.
Foutre brutalement les pâtes crues avec des ingrédients crus dans de l’eau froide et balancer ça sur le feu pendant vingt minutes, c’est ça votre révolution? Les Français, fins gastronomes, délicats, sophistiqués et chics, se laisseraient dicter la révolution dans l’assiette PAR LES AMÉRICAINS? Et vous avez toujours le droit de vote? Vous me faites peur.
Assurer que le «one-pot-pasta» est une invention extraordinaire et révolutionnaire, c’est comme expliquer à un Italien que, boire du Tang, c’est bien meilleur que boire un jus d’oranges siciliennes pressées à l’instant. Dans le meilleur des cas, tu passes pour un comique; dans le pire, tu finis au fin fond de la Méditerranée accroché à un parpaing.
J’aimerais donc mettre les points sur les i une bonne fois pour toutes: vous pouvez bien tenter d’empoisonner qui vous voulez dans votre cuisine mais laissez l’Italie, les Pouilles, ses étendues d’oliviers argentés, ses champs de blé blonds et dorés, sa mer turquoise, ses poissons, ses trulli, ses fruits de mer et ses falaises blanches, Padre Pio, ses pêches juteuses et ses figues de barbarie en dehors de ce délire général.
Et si seulement cette mode s’était arrêtée aux blogs, mais ils en ont faitdes livres de recettes. Des livres de recettes! Mais vous avez vraiment besoin d’une recette pour faire ce truc? Parce que, «flanquer dans la casserole tout ce qui te passe sous la main», ce n’était pas suffisant comme explication? Il faut un LIVRE DE RECETTES? C’est quoi la prochaine étape? une bande dessinée? une sitcom? la légion d’honneur au «one-pot-pasta»?
Martha est sans doute allée dans les Pouilles, et il est même fort possible qu’elle ait vu des pâtes cuire dans un bouillon avec d’autres ingrédients. Sauf que Martha (le soleil d’Alberobello a du lui taper sur le système) n’a strictement rien compris à ce qu’elle a vu, et vous raconte n’importe quoi depuis des mois désormais. Le «one-pot-pasta» deviendra un exemple d’hérésie collective dans les livres d’histoires, vous verrez. Vos petits-enfants vous jugeront.
Donc je veux bien déchiffrer ce que Martha a vu dans les Pouilles et qui pourrait expliquer cette perversion qu’est le «one-pot-pasta», mais il va falloir promettre de ne plus jamais insinuer que cette horreur vient des Pouilles, sinon je jure que je viendrai vous chercher dans ta cuisine et vous traînerai jusque chez ma mère pour que vous lui demandiez pardon.
Plusieurs possibilités, soit elle a vu une pastina in brodo –soupe de pâtes dans un bouillon–, soit elle a vu une pasta risottata ou semi-risottata –façon risotto–, soit elle a vu une sorte de minestrone, soit elle se drogue –ce qui me semble encore l’option la plus vraisemblable.
Pour la soupe de pâtes, c’est très simple, il faut faire un bouillon avec des légumes, de la viande, ou un fumet de poissons, puis une fois que l’eau bouillonne à grands plocs-plocs, on fait cuire la pastina —petites pâtes— genre langues d’oiseaux, coquillettes, petits papillons. On sert la pastina dans une assiette creuse avec deux louches de bouillon, un petit tourbillon de parmigiano reggiano ou de pecorino, et on déguste la pastina in brodo bien chaude un soir d’hiver. Si vous êtes un peu enrhumé, c’est encore meilleur, ça guérit tout.
Pour la pasta risottata, ça demande un peu plus de concentration. Les pâtes sont effectivement préparées avec les autres ingrédients, ceux que vous voulez, mais sont cuites tel un risotto, quelques minutes seulement, et à l’aide de louches de bouillon ajoutées progressivement jusqu’à obtenir des pâtes al dente. Pas d’eau froide, et surtout pas vingt minutes de cuisson. On peut faire aussi une pasta semi-risottata, en faisant la sauce d’une part, les pâtes dans l’eau bouillante d’autre part, qu’on retire trois-quatre minutes avant le temps indiqué pour finir la cuisson dans la sauce, en y ajoutant petit à petit de l’eau de cuisson des pâtes. C’est ce qu’on appelle la mantecatura, ça donnera un résultat extraordinaire: des pâtes al dente et une sauce bien crémeuse.
Et pour finir, le minestrone, recette sacralisée par Pellegrino Artusi au XIXe siècle dans l’ouvrage de référence de la cuisine italienne La scienza della cucina e l’arte di mangiare bene –un chef-d’œuvre– se réalise grace à un «soffritto» de carottes, céleris et oignons revenus dans de l’huile d’olive et du beurre, puis successivement tous les autres légumes, un par un, lentement et chacun leur tour, jusqu’à les couvrir d’eau et les laisser harmonieusement cuire tous ensemble pendant une bonne trentaine de minutes. Dans les Pouilles, on aime à la fin de la cuisson ajouter dans le minestrone bien chaud des petites pâtes ou du riz, afin d’en faire un plat unique, riche, copieux, nourrissant, et qui calme les faims les plus gargantuesques.
Vous voyez: de l’eau froide nulle part, des pâtes al dente et du bonheur partout.
Non, parce que, les Italiens, ça fait quoi? dix mille ans qu’on explique que les pâtes se cuisent dans l’eau bouillante pour qu’elles soient bien al dente? Parce que c’est plus digeste et moins calorique. Qu’est-ce qu’il faut qu’on fasse pour être pris au sérieux? Il faut qu’on engage Oprah Winfrey? Barack Obama? Vous imaginez Andrea Pirlo manger des pâtes trop cuites, vous?
Vous cuisez trop les pâtes et ensuite vous vous étonnez d’être allergiques au gluten, à l’air, à la joie, à la vie. Si vous avez mal au bide en mangeant des pâtes, ce n’est pas à cause du gluten, c’est parce que vous bouffez vos pâtes trop cuites. Si vous grossissez en mangeant des pâtes, ce n’est pas à cause des pâtes, c’est PARCE QUE VOUS BOUFFEZ VOS PÂTES TROP CUITES.
Que je ne vous y reprenne plus. Je ne plaisante pas avec la food culture.
A presto.
Floriana