Le Bordel de la Puttanesca.

Ah, les élections italiennes. Une sorte de gigantesque Commedia dell’Arte mais en version série Z, sans rires ni art, juste avec les mauvais acteurs, la mauvaise intrigue, et le mauvais dénouement. Un exercice démocratique au sujet duquel les Italiens se déchirent pendant des semaines, sans jamais débattre ni avancer une quelconque nouvelle idée ou solution. Ce sera à qui insultera l’autre le plus fort.

Ces insultes permanentes par médias interposés, cette démagogie et ce populisme oppressants, ce foutage de gueule quasi-impuni, tous les jours, partout. L’Italie qui d’ordinaire cultive si bien le bon goût, l’élégance, le raffinement, la culture, tous les jours, dans les moindres recoins de ses villes, villages, collines, montagnes et littoraux, qui aime s’extasier des choses les plus simples, une olive, une tomate, le soleil, une boule de pain, se métamorphose.

Si un millième de ce qui se passe ici en Italie survenait en France, la Bastille serait à feu et à sang une seconde fois. Les Italiens le savent d’ailleurs, et admirent le «courage» de leurs cousins et du pays de la «révolution». Les Italiens se contentent de valser avec le lamentable en souriant cyniquement.

Et attendent, passivement. Attendent quoi? Que l’orage passe. Ils ont beau s’égosiller leurs grands dieux et s’arracher les cheveux parce qu’on les prend pour des imbéciles et qu’il faut que ça cesse, personne ne bouge d’un millimètre. Disciplinés, les Italiens, en plus d’être patients. Si tu cherches un exemple, ne va pas plus loin que le passage du jour au lendemain du fantasque –pour ne pas dire autre chose– Silvio Berlusconi au rigoureux et austère Mario Monti. Comme une lettre à la poste italienne.

Tant qu’il y a du pain et la pasta sur la table, tout va bien.

D’ailleurs, tout ça me fait penser à un plat énorme de «spaghetti alla puttanesca». Oui. PUTTANESCA. Ce plat est l’antithèse de la cuisine italienne. Ou plutôt son côté sombre, bordélique, fou, lubrique, diabolique. Alors que d’ordinaire les Italiens prennent soin de sélectionner un ingrédient et de composer autour pour le mettre en valeur, là, c’est le bordel.

Au sens figuré comme au sens propre. Aucun sens ! Aucune raison ! Aucune mesure ! Des ingrédients qui n’ont strictement rien à voir a priori les uns avec les autres réunis dans un même plat. Ça va se chamailler et s’insulter dans la poêle. Pour au final se retrouver tous ensemble dans ce que l’Italie fait de mieux: un bon plat de pasta.

Cette Puttanesca à plusieurs origines.

On la croit napolitaine, née au début du XXe siècle dans une maison close pour satisfaire en deux temps trois mouvements les panses ruisselantes après les nuits agitées.

On raconte qu’un client affamé –toute ressemblance avec un personnage réel serait évidemment fortuite– se serait adressé avec mépris au petit matin à la patronne en lui lançant un gras «Fammi qualsiasi puttanata da mangiare Dio bono!». Je te laisse traduire. Agacée, elle aurait pris tout ce qui lui restait dans les placards et lui aurait servi le tout avec des spaghetti. Toute sa colère dans son mortier en marbre quand elle écrasait les anchois, et les câpres, et le piment, et les olives, et les tomates, etc. tout en pestant contre ce maudit client. On n’est jamais à l’abri des profiteurs. Mais elle s’est tue, et elle l’a même nourri. Valser avec le lamentable.

Et au final, un plat succulent pour un nanti parvenu, rassasié et impuni qui s’en est envoyé dans le gosier autant qu’il a pu. Son plaisir égoïste assouvi dans le lit de la jeune fille et à la table de la mamma, pour ensuite s’en aller en se tapant fort sur le ventre et en ricanant. Au moins, il est parti définitivement, lui. Ou peut-être que non, il va revenir alors qu’on le croyait mort. Résistant, le bougre. Misère.

Tiens, on va tous faire une belle spaghettata alla puttanesca pour lui rendre hommage, à cette mamma napolitaine. A elle, et à l’Italie, qui mérite tellement mieux que ce qu’elle est en train de traverser. Et peut-être bien qu’on réussira à conjurer le sort. Puisque visiblement, il ne nous reste plus que ça!

Pour une puttanesca qui va rassasier une grande table et qui va conjurer le sort, il faut:

1) Des tomates pelées et concassées, des olives noires et vertes, des anchois déssalés, du piment, des câpres, trois gousses d’ail. Dans un mortier, tu écrases bien les anchois et l’ail, avec ferveur, avec colère, comme si c’était la face de ce grossier personnage à qui tu faisais son affaire. Tu le défigures bien, tu n’hésites pas. Sa propre mère ne le reconnaîtra pas.

2) Dans une poêle large, tu fais chauffer de l’huile d’olive avec une noix de beurre. Puis tu y ajoutes les anchois et l’ail. Tu fais fondre, comme pour le faire disparaître. Une fois qu’il est inoffensif ou presque, tu le noies sous les tomates concassées, les olives, les câpres que tu peux couper finement auparavant, et tu ajoutes le piment, ça lui piquera les yeux, il l’a bien mérité.

3) Tu mélanges bien, continuellement, pour qu’il ne se fasse pas la malle. Tu augmentes le feu, il doit souffrir autant qu’il a fait souffrir la mamma et l’Italie. Fais-lui payer.

4) Pendant ce temps, fais cuire les spaghetti dans un grand volume d’eau. Al dente, en retirant une minute au temps de cuisson indiqué sur le paquet.

6) Puis tu fais sauter tes spaghetti dans la poêle, avec la préparation, pendant plusieurs minutes. Cette fois, c’est toi qui va te faire un festin sur le dos de ce malotru. Pour finir, on saupoudre de persil, haché.

Tu dresses une belle table. Fini de jouer, cette fois, c’est terminé, finito! Tu ne nous auras pas une nouvelle fois. Ce soir, c’est nous qui allons sortir de table en riant à ta barbe, tes cheveux gominés et ton nez refait. On t’a démasqué, tu n’as rien à faire ici.

Un festin, cette puttanesca. Du génie et de la magie même dans leur colère, aux Italiens.

Le magnifique a surclassé le lamentable.

J’espère juste que je n’aurai jamais à te demander de recommencer.

Auguriamocelo.

@flonot

Article publié sur slate.fr

21 responses to “Le Bordel de la Puttanesca.

  1. Ciao, Floriana ! Même (surtout ?) en colère, l’Italie est bellissima…

  2. Rebecca Catini

    « Le magnifique a surclassé le lamentable. » Et la magnifique nous invite à sa table. Qu’est-ce qu’on veut de plus et de mieux, hein ?

  3. C’est un régal de te lire (comme d’habitude ^^) et j’imagine déjà cette recette dans mon assiette ! Merci :)

  4. DUBOIS

    Bonjour Floriana.
    Voilà plus d’une semaine que je dévore tes billets plein d’humour et de dérision. Quoi? pas de dérision? Tu es sérieuse quand tu parles de nous planter ta fourchette dans la clavicule? Bon alors, promis, je ferai gaffe la prochaine fois pour la cuisson des pâtes!
    J’avais une question. Voilà, mon grand père était d’origine italienne (du côté de Bari) et il nous cuisinait des plats à tomber par terre. 2 recettes me reviennent en mémoire et je n’ai jamais trouvé de traces sur le web. La première est phonétiquement « Pastalione » (désolé pour l’orthographe, ce n’est sûrement pas ça!). C’étaient des spaghetti avec des anchois et de l’ail (revenus à la poêle): A tomber par terre. connais-tu ce plat et le nom exact? Le 2eme c’était l’ascabèche. Une entrée froide: sardines avec menthe et ail. Je me souviens qu’il plaçait les sardines dans un récipient avec les ingrédients et qu’il couvrait d’une assiette avant de mettre au réfrigérateur pour qu’elles soient compressées. Un délice. J’ai trouvé des recettes d’Escabèche mais c’est surtout à base de tomates. Là il n’y en avait pas. Merci en tout cas de nous faire partager ton Italie: On se régale à te lire. A bientôt. Philippe

    • Floriana

      Cher Philippe,
      Merci pour ton commentaire qui me fait bien plaisir !
      Sache que j’ai lancé une enquete très pointue sur les plats que tu recherches (j’ai demandé a la mamma)
      Je te tiens au courant !
      Floriana

      • Philippe

        Merci Floriana,

        Tu me fais un grand honneur de demander à ta mamma !

        Encore Bravo pour tous tes billets.
        Le « Tutta l’Italia Che Ho » est juste magnifique, à faire raffoler de l’Italie même un soir de juillet 2006 :)

        Philippe

        • Floriana

          Alors la réponse arrive plus vite que prévu : nous venons du Gargano et la cuisine y est différente par rapport à Bari. MAIS avec ma mère nous avons pu faire les déductions :

          1) Le plat de pasta de ton grand-père : j’ai beaucoup cherché ce que « pastalione » pouvait vouloir dire ! En le prononçant à haute voix, ma mère moi nous sommes aperçues que c’était du retranscrit phonétique approximatif (ahah) du patois de Bari et non pas de l’Italien ;) qui en bref serait : pasta-aglio-olio.

          Et là, ma mère confirme que dans la tradition pugliese, le plat de pasta le plus simple sont les spaghetti à l’huile et à l’ail. Dans le Gargano nous n’y ajoutons rien, mais vers Bari effectivement, il est d’usage de faire revenir des anchois avec l’ail. Donc ma mère te conseille simplement de faire chauffer de l’huile d’olive puis d’y faire revenir brievement l’ail (haché ou en gousse entière) avec des anchois (salés, que tu peux dessaler si tu préfères, tu devras faire plusieurs tests je pense avant de pouvoir retrouver le gout du plat de ton grand-père). Ensuite tu fais sauter tes spaghetti al dente dans la poele, et c’est pret !

          Aglio-Olio, c’est le plat de pasta le plus simple du mezzogiorno italien !

          2) L’entrée froide de ton grand-père : ça ressemble fortement à un antipasto que nous faisons dans le Gargano, mais chez nous c’est à base de filets d’anchois frais. J’adore ce plat. Je l’ai appris de ma mère et j’en fait dès que je trouve des bons anchois.

          Voilà ce que ma mère et moi te conseillons : tu prends des sardines fraiches et tu fais des filets (tu nettoies à la main, sans couteau, ça te fera des beaux filets), tu les deposes dans une assiette creuse ou un plat et tu recouvres d’huile d’olive, de sel, de poivre, de l’ail. un filet de citron, et des feuilles de menthe. Tu renouvelles l’opération à chaque fois que tu termines un étage de sardines.

          Ensuite le petit truc de ton grand-père de les compresser, fais-le, je ne sais pas à quoi ça sert, mais c’est surement utile ;)

          J’espère sincèrement que tu réussiras à retrouver le gout de ton enfance !!
          Tu me tiendras au courant ?

          A presto
          Floriana

          • Philippe

            Coucou Floriana,

            Merci infiniment pour ta réponse.
            Aussi précise qu’une ouverture d’Andrea Pirlo, un dribble de Bruno Conti, une tête d’Altobelli, une frappe de Tardelli…. Enfin bon, tout sauf un penalty de Trezeguet :)

            Tu remercieras aussi ta mamma !

            Pour les « pastalione »…, enfin… pasta aglio olio, mes parents en font de temps en temps. Donc, j’ai retrouvé ce goût magique.
            J’essaie de le faire aussi mais le résultat n’est pas terrible. Je vais essayer de m’améliorer :)
            J’ai bien aimé ce que tu me racontes sur l’usage de marier des anchois avec l’ail du côté de Bari. C’est bête mais j’ai l’impression du coup de mettre une histoire sur un plat.

            Je n’ai jamais essayé les sardines. je vais m’y mettre et promis, je te tiendrai au courant.

            Comme tu dis si justement, retrouver le goût de son enfance…

            En attendant, pour te remercier, je vais entonner a capella « Fratelli d’Italia ».
            Bon, je suis encore au boulot donc ça risque de pas trop le faire mais je te dois bien ça !

            A presto
            Philippe

  5. Ah celle là je me la met sous le coude … et je me débrouille pour les quantités ^^ Depuis que j’en entends parler de cette Puttanesca ! Je vais me la faire, oh que oui !!!!

  6. Mimi

    Floriana, vous êtes formidable…

  7. Floriana

    Merci à tous pour vos commentaires très touchants !

  8. Magistral. Fan de tes recettes comme de ton humour.
    Pourtant l’hésitation est forte entre le rire (car toute ressemblance est fortuite, cela va sans dire) et les larmes de rage, de désespoir. Peut être qu’il faut opter pour les deux… en même temps.
    Enfin bref, j’ai cassé mon mortier tellement j’ai « pestato con tutta la rabbia che ho », mais les petits morceaux de marbre qui craquent sous la dent ne rendent que meilleure la puttanesca.
    Au plaisir de te lire

  9. thomas

    bonjour Floriana; (zut deux jours de retard pour te lire!!)
    le début de ton billet me fait penser à une discussion il y a déjà quelque temps avec un restaurateur entre San gimignano et certaldo alto qui nous disait son respect pour l’organisation française (et il nous avait servi une formidable bistecca fiorentina mais était intraitable sur le fait que nous, les français on était nuls en matière de viande de boeuf).
    Connais tu Dario Cecchini à Panzano in Chianti? (le boucher le plus extraordinaire du monde!).
    ça y est j’ai trouvé une photo de mon risotto de mantova mais je ne sais pas comment la glisser sur ton blog: je ne désespère donc pas!-)-)
    bien à toi

    • Floriana

      Salut Thomas, je t’avais repondu sur ton commentaire au sujet du risotto ! Je crois qu’il s’agit d’un « riso alla pilota » ! Va voir :)
      A bientot
      Floriana

  10. Je n’aime pas dénoncer mais un certain chef télévisé dont le prénom est Jamie a présenté une puttanesca avec du thon dans la recette. http://www.channel4.com/programmes/jamies-30-minute-meals/4od#3213846 Quel est le verdict du jury ?

  11. Rétrolien : Spaghetti & Linguine | Pearltrees

  12. Brava! Bravissima!

    Chère Floriana, MERCI! Je biens de me cuisiner cette beauté pour mon midi et depuis, je pousse des borborygmes d’homo-sapiens satisfait.

    Bacci!

  13. Tony

    Salut,
    J’ai appris cette recette quand je travaillais de nuit à l’usine par un de mes collegues.

    Je croyait qu’il c’était moqué de moi en me disant le nom de cette recette. Et voilà que 15ans après je retrouve exactement la même recette sur le net. Je confirme donc que ces pates la sont vraiment trop trop bonnes!

    De plus, merci pour l’explication. Je n’aurai plus à rougir en le disant lol

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