Tu Si’ ‘Na Cosa Grande.

 Oliviers

Ici, les mots sont cabossés et torturés comme les chemins sinueux qui s’enfoncent dans la foret du Gargano.

Ici, les corps sont tordus et pliés comme les oliviers centenaires qui se penchent sur toi pour veiller sur ta sieste.

Ici, les peaux sont lustrées et polies par le soleil comme les rochers sur lesquels il mare Adriatico vient se briser dans une écume tumultueuse, épaisse et moelleuse.

Ici, la vie se lamente et se savoure à l’instant. Comme la « provolina » qu’on est allé chercher tout en haut de la montagne et qu’on a croqué comme une pomme.

Ici, c’est le Gargano.

Quand tu viens ici, tu ne veux plus aller ailleurs. C’est comme s’il te possédait soudain, et rendait insipide et incolore et insignifiant le reste du monde. Il Gargano. Tout juste si l’Italie se sauve et trouve grâce à tes yeux. De San Giovanni Rotondo a Rodi Garganico, de Peschici à Vieste, de Vieste à Matinatella, des villes soignées et des paysages sauvages à couper le souffle. Une faune et une flore reconnues comme étant les plus variées et les plus riches en Europe, avec la Sicile. Cette terre et cette mer qui ont tant donné et donnent tant, pour les yeux, pour le nez, pour les papilles.

Moi qui pensais le connaitre, moi qui pensais que le Gargano n’avait plus aucun secret à me révéler, qui pensais que mes origines m’avaient déjà tout transmis, et qui en réalité ne connais rien de lui.

Redevenir infiniment petite devant l’infinie beauté. La beauté corpulente des lieux, la beauté mélancolique de la population, la beauté stupéfiante de ce qui t’arrive dans l’assiette, quoiqu’il arrive dans l’assiette. Des tomates comme des rubis, des olives comme des émeraudes et du pain bon comme un lit douillet. Et directement dans la bicoque de Giovanni sur la plage pour quelques piécettes. La quintessence de la simplicité, tout le Gargano là, le sel de la mer, le saut depuis le rocher dans l’eau turquoise, le soleil de plomb sur la piazzetta, les gesticulations et les décibels abrutissants, l’origan qui a séché des heures durant sur les terrasses, l’accent radieux et intact de ceux qui n’ont jamais quitté cette terre, l’accent bizarre de ceux qui en revanche, sont partis, et qui désormais cherchent, confus, leurs mots pour s’exprimer. Tout est là.

Les heures, les heures qui s’étirent longuement jusqu’à n’en plus finir, les journées qui commencent si tot pour éviter la chaleur et finissent si tard autour d’un repas fumant. Pas besoin de se forcer à déconnecter, le monde extérieur devient dérisoire quand on est ici, in Puglia.

Une bouffée d’oxygène et d’huile d’olive qui te ressort par tous les pores, une piscine de mozzarelle telles des pépites, ce poulpe longtemps battu contre le rocher pour qu’il soit bien tendre une fois arrivé dans la past’pu’polp’. Une envie de tout plaquer, courir se faire enseigner par le Mastro Ricottaio le procédé antique pour produire de la ricotta di bufala, et de s’en aller au milieu des bufflonnes se faire oublier par le monde entier, tout en saluant de loin les imposteurs, les manipulateurs et les fossoyeurs de bon gout et de simplicité.

L’authenticité silencieuse, telle un monument, qui est là, invulnérable, intouchable, grandiose, sacro-saint et surtout rassurant. Tout ici transpire le vrai, l’origine et la terre.

Tu arrives et tu te dépouilles de ta carapace, tu embrasses la nature et le naturel, tu es beau et tu es belle comme ça, sans rien, juste parce que tu as mangé une olive ce midi comme si c’était la première que tu mangeais de ta vie et que tu as vu Pino et sa brouette de tomates à l’abri de son camion de melons jaunes. Et lui aussi il est beau.

Tu ferais confiance au premier venu parce que tous ici, du plus jeune au plus ancien, tous, strictement tous, connaissent le véritable gout des choses. Il gusto. Il sapore. La cosa grande. L’authentique, l’originel, sans artifices, sans sophistication, simplement il sapore. Celui qui te fait exploser les papilles et le coeur. Tout rigoureusement tout. Du pain, jusqu’aux crustacés, du caciocavallo jusqu’aux peches, des tomates evidemment jusqu’à la salsiccia, du poulpe jusqu’à l’huile d’olive, tout est simplement meilleur.

La variété et la richesse – Tu si’ ‘na cosa grande – la Puglia est grande parce qu’elle est riche, riche de ses paysages incroyables, de ses forets denses et impénétrables et de ses etendues arides ou seuls les cactus semblent pouvoir survivre, de ces falaises blanches comme la craie qui tombent dans la mer, la mer bleue, bleue, encore bleue, de tous les bleus, j’ai gardé les yeux grands ouverts tout le temps, pour capter un maximum de bleu, ce bleu, cet infini bleu, qui me remplissait d’une béatitude complète. Cette mer bleu royal en offrande pour une terre quasi-oubliée des grands de ce monde. Et aujourd’hui je ferme les yeux et je vois ce bleu incroyable, riche, abondant et profond.

Je n’ai jamais rien vu d’aussi beau, d’aussi complètement beau, d’aussi authentiquement beau, et d’aussi infiniment beau dans les moindres détails. Il parait que ce sont les détails qui font la différence. Alors ce sont peut-etre ces pierres noires comme un volcan qui pavent les rues antiques des villes. Ce sont peut-etre ces façades blanches et fissurées mais pas forcément immaculées. Ou alors ces assiettes écorchées dans lesquelles un serveur en tongs me sert des seiches et du poulpe pechés le matin meme et grillés bruyamment par son pote Antonio derrière la cabane. Ou bien cette veuve en noir qui remonte lentement les rues, rompue par le soleil lourd, avec son petit sacs de courses, un peu de mozzarella fondante, un peu de prosciutto, un po’ di pesce, la pasta, et peut-etre se fera-t-elle simplement due spaghi al pomodoro ce midi, vue qu’elle est toute seule, ses enfants sont partis vivre dans le Nord. Mais ça pourrait etre aussi ce vieux monsieur, surement un ouvrier, qui enfile en soupirant son beau marcel blanc et bien repassé, des chaussures qu’il a cirées lui-meme, et qui passe chez le barbier Girolamo histoire d’etre présentable pour aller à la messe de 18h et prier Padre Pio. Ou ces bottes d’origan qui sèchent au-dessus des bouteilles de limoncello, de nocino, et de cherry, tutto fatto in casa. Tout. Tout est beau.

Inexplicablement beau.

Chaotiquement beau.

Ne viens pas ici si tu ne peux pas abandonner tout ce que tu connais et recommencer à nouveau. Ne viens pas ici si tu ne peux pas saisir cette main invisible qu’il te tend et qui va te faire virevolter de baie en baie, de Vignanotica à Baia delle Zagare, de Vieste a Peschici.

Depuis 30 ans la colère d’en etre séparée laisse comme une plaie béante en moi, qui guérit chaque fois que  je m’y rends à nouveau.

Il Gargano.

« Tu si’ ‘na cosa grande pe’ mme
‘na cosa ca me fa nnammura' »

Pour ceux qui savent.

Vignanotica

 Baci,
@flonot