Il se trouve que dernièrement, j’ai beaucoup de mal à écrire sur ce pays que d’ordinaire je flagorne avec adoration et exagération, en considérant a priori comme irrecevable toute critique à son encontre, qu’elle soit construite, provocatrice, ou simplement trollesque. Et j’adore le faire, j’aime déifier l’Italie, je raffole de sa Dolce Vita, je me complais dans ses défaillances et parfois, souvent, contre toute attente, j’en redemande. Comme un amoureux à qui je pardonnerais tous ses défauts, trop aveuglée que je suis par mon amour passionnel envers l’Italie, je refuse ne serait-ce que l’éventualité qu’elle pourrait me décevoir.
Mais voilà, après quelques années en Italie, la colère remue mes sentiments transi-amoureux. Je ne trouve plus à lui pardonner. Je n’ai plus l’énergie de lui pardonner. Il ne s’agit pas de la colère qui a accompagné la défaite de l’Italie en finale contre l’Espagne, le penalty raté de Baggio en finale contre le Brésil, le but en or de Trezeguet. Non.
Je suis vraiment en colère.
En colère contre ce pays qu’on dit ingouvernable. Une génération entière jetée à la poubelle. Vingt années passées à offrir une place, des régions, des ministères à un Berlusconi délinquant et ses alliés d’extrême droite, à banaliser ses idées les plus abjectes, à transformer la télévision en réceptacle à Italiennes à poil.
Et là maintenant qu’il gît, le râle au bout du souffle, après avoir mis le pays à genoux, avoir menacé une nouvelle fois de tout faire éclater, pour finalement se raviser à la dernière seconde, histoire de ridiculiser un peu plus ce pays, qu’est-ce que les Italiens ont fait? Ils ont donné du pouvoir à un clown démago aux discours qui n’ont rien à envier aux extrémistes.
Je suis en colère.
En colère contre nous, les Italiens, qui ne sommes pas capables, en 2013, de voter une loi anti-homophobie, et ce, au nom de la “liberté d’expression”. Oui, tu as bien lu. Les Italiens veulent avoir tout le loisir de tabasser du pédé. Je pensais avoir tout lu et entendu lors du débat sur le mariage pour tous en France, c’était sans compter sur le coming-out homophobe de mes compatriotes italiens.
En colère contre nous, les Italiens, qui lançons des cris de singe dans les stades quand Mario Balotelli, un enfant de notre propre pays, touche le ballon. Ou des bananes à notre ministre de l’intégration Cecile Kyenge.
En colère contre nous, les Italiens, qui ne trouvons rien de mieux à faire que de poursuivre en justice les survivants de Lampedusa, coupables d’avoir survécu à l’horreur, coupables de ne pas être morts pendant la traversée. Parce que nous avons laissé des politiques voter le “délit de clandestinité”.
En colère contre nous, les Italiens, qui avons traversé les mers, les océans pendant des siècles, animés par le même espoir d’une vie meilleure et d’un futur joyeux et esclavagisons les survivants de la traversée pour ramasser nos tomates. C’est la rage qui me tord la gorge maintenant.
En colère contre nous, les Italiens, qui laissons pourrir notre jeunesse, qui tuons son enthousiasme, lui donnant les conditions de travail les plus précaires et les plus indignes d’un pays développé, en y insérant parfois des clauses de salaire maximum à 5.000 euros par an.
En colère contre nous, les Italiens, qui tuons à petit feu toutes les merveilles que l’Histoire nous a léguée, qui ne réalisons pas cette chance inouïe que nous avons de grandir et de vivre au milieu des signes les plus nobles de notre culture. Pompei a traversé les millénaires au rythme des éruptions du Vésuve, mais aujourd’hui c’est l’UE qui doit la sauver, elle ne survivrait pas aux Italiens du XXIe siècle.
Et je suis en colère, car je sais bien que tant que les Italiens auront du pain et la pasta sur la table, il ne se passera jamais rien dans ce pays, qu’il faudra des années et des années avant de voir les infimes changements positifs dans les mentalités et dans la société.
Oui, j’ai la rage. Une rage italienne. Une colère qui sue jusque dans notre cuisine. L’arrabbiata. L’enragée. Il n’y a vraiment que les Italiens pour cuisiner un sentiment. Les penne all’arrabbiata. Les pennes de la colère. Pour donner vraiment vie aux ingrédients. Pour leur donner un sens. Ça, je dois admettre que je ne pourrai jamais l’enlever aux Italiens. Au moins, ça, on sait le faire.
Comme pour me dire : pazienza, comme une vieille nonna qui me dirait “l’Italie finit toujours par s’en sortir, tu verras, on en a vu d’autres – mammamia, tu trouveras de nouvelles ressources pour lui pardonner. En attendant, mange tes pâtes.”
C’est peut-etre meme bien par là qu’arrivera notre salut. Chissà.
Deux ou trois piments pour avoir une raison de devenir tout rouge – au cas où on n’en avait pas assez, coupés en rondelles, qu’on fait revenir avec une ou deux gousses d’ail dans de l’huile d’olive. Quand l’ail a coloré, tu retires les gousses et tu verses une boite de tomates pelées préalablement mixées ou émiettées dans ta poêle. Un peu de sel, un peu de poivre, ¼ d’heure à feu doux/moyen.
Puis des penne al dente, sautées dans la poêle.
Du pecorino romano. Ou du parmigiano reggiano, éventuellement, mais ne le dis pas aux Romains, tu vas nous les énerver encore plus.
Il parait que la réussite de ce plat dépend uniquement de l’ingrédient fondamental : le degré de colère de son cuisinier, et toutes les grossièretés qu’il va proférer.
Je crois que je vais pouvoir cuisiner la meilleure arrabbiata de ma vie.
Et buon appetito.
@flonot
[Article publié sur slate.fr]