Gelato. Sei nell’Anima.

Il y a de ces choses que tu ne trouveras jamais ailleurs. Tu auras beau y mettre toute la bonne volonté de ce monde, respecter les règles de l’art, suivre pas à pas les instructions et y mettre du cœur, tu ne retrouveras jamais la même sensation. J’estime que c’est une bonne chose, par ailleurs, que la magie d’un instant soit liée à un endroit et pas un autre. C’est pour que son souvenir vive en toi comme une petite bulle, que tu y repenses avec émotion, et que l’envie de le revivre te ramène sur tes pas, là où tu y as gouté la première fois. Comme un pèlerinage.

Il gelato.

Il gelato all’italiana.

Il n’y a pas de secrets, les mains des Italiens savent faire les gelati mieux que personne. Aucun match possible, vous perdez tous par KO avant même de commencer à jouer. Leur dextérité à manier la palette, comme des peintres, pour en quelques secondes te tendre un cornet surmonté de cette crème glacée artisanale, comme un trophée, n’a d’égale que leur talent. Du talent et de la patience, pour affronter la masse d’Italiens agglutinée devant le comptoir tendant leur scontrini – ticket de caisse – et choisissant bruyamment les parfums. Impassibles et indémontables, les peintres sautillent de bacs en bacs, ils pourraient le faire les yeux fermés, et font voltiger leurs pinceaux dans le brouhaha assourdissant et général. Il faut jouer des épaules pour arriver au comptoir, ne pas se laisser impressionner, ne pas hésiter à prendre son temps pour choisir, puis se frayer un chemin vers la sortie, en lançant des « permesso ! permesso ! » pour finalement être quasiment éjecté de la foule, sur le trottoir, vainqueur, et pousser un « Rhaaaaaaaaaa ! » de satisfaction en admirant son gelato comme un Graal enfin atteint.

C’est aussi pour ça que le gelato all’italiana, le vrai, tu ne peux t’en délecter vraiment qu’en Italie. Parce que ce n’est pas seulement des ingrédients sur un cornet ou dans une coppetta, c’est bien plus que ça. C’est une atmosphère, une tradition, une culture, un chef d’œuvre ! Les Italiens qui chahutent, les peaux moites qui se frôlent dans la gelateria, la passeggiata du dimanche après-midi, la chaleur, les petites grand-mères qui tendent quelques pièces à leurs petits-enfants « Vai a comprarti un gelato !« , les innamorati main dans la main avec un gelato dans l’autre après la dure journée de travail, les petits vieux assis sur les bancs du quartier des Navigli à Milan qui regardent les giovani arriver sur leur Vespa en léchant le gelato, les collègues qui après le déjeuner se lancent un « Chi lo vuole un gelato ?« , l’envie du gelato même l’hiver, juste comme ça, comme un cri du cœur… GELATO !

Gelato tout le temps, gelato partout, gelato dans l’âme des Italiens.

Une histoire d’amour fascinante et sans chagrin qui dure depuis des siècles.

Une histoire rocambolesque, à l’Italienne. Une histoire de l’Italie vraie, celle qui recèle de milliers de secrets, tous aussi époustouflants les uns que les autres.

Il Gelato comme on l’entend aujourd’hui, sa version moderne, a été inventée au XVIe siècle à Florence. Mais on sait que dans l’Antiquité déjà, dès qu’ils ont eu trouvé le moyen de conserver la glace, les Romains, les Égyptiens, les Turcs, les Arabes, et nos amis de l’Asie Mineure satisfaisaient déjà leurs palais de ces desserts glacés faits essentiellement à base de glace pilée et de fruits frais. Tu devines déjà, c’est bien de l’ancêtre de la granita dont je te parle

Mais reviens avec moi au XVIe siècle, nous voilà à Florence, piazza della Signoria, au beau milieu de la foule, un grand défilé et un banquet organisés par la famille des Medici, hauts en couleurs et sous la chaleur de l’été toscan, moite et assommant. On est là, et on voit la triomphante et puissante Caterina di Medici, qui a décidé qu’elle s’était lassée de tous les desserts qu’elle avait pu goûter jusqu’à présent, et a lancé en toute simplicité un concours dans la cité de Florence pour dénicher le nouveau dessert qui comblerait ses papilles. Elle avait intitulé son concours : « il piatto più singolare che si fosse mai visto » autrement dit un dessert innovant et moderne.

En grandes pompes et sous tes yeux ébahis.

L’Histoire ne le dit pas, mais j’imagine volontiers de grandes tables avec toute la famille des Medici, tous leurs amis, toute l’aristocratie toscane, et des dizaines et des dizaines d’apprentis-pâtissiers venus présenter leurs desserts dans l’espoir de remporter l’admiration de Caterina. Celui qui s’adjugerait le concours aurait pignon sur cour dans la famille des Medici, je ne sais pas si tu imagines.

Parmi tous ces pâtissiers, il y a Ruggeri, un éleveur de poulets, qui – à la surprise générale – avait demandé à participer au concours des Medici.

Ruggeri, un Florentin simple, discret, qui se contentait jusqu’alors de sa petite vie tranquille et humble sur les bords de l’Arno, avec ses volailles qu’il vendait sur les marchés de la piazza San Lorenzo. Une vie sans histoires. Il ne s’attendait certainement pas à marquer de son empreinte la vie de millions et de millions de ses compatriotes.

J’aime ces histoires.

Ruggeri s’est donc présenté ce jour-là avec un dessert concocté par ses soins et qu’il avait baptisé « Ghiaccio all’acqua inzuccherata e profumata« . Ruggeri était un participant complètement inattendu, moqué et snobé par ses concurrents, tous pour la plupart de renommés pâtissiers de profession. Un vulgaire vendeur de poulets qui se présente au concours de Caterina di Medici ? Ma per favore !

Ruggeri timide et embarrassé se présente devant Caterina di Medici en expliquant qu’il s’est inspiré de vieilles recettes oubliées en y ajoutant un soupçon de fantaisie. Un vrai sorbet, fait de glace pilée si finement qu’elle était douce comme la crème, mêlée simplement à des sirops de fruits frais et du miel. C’était la première fois que Caterina savourait un « dolcetto gelato« , léger, frais, doux, simple. Il n’en fallait pas plus pour la conquérir, Ruggeri avait remporté haut la main le concours, sous les applaudissements du jury, les « evviva ! » de la foule, les lancers de drapeaux, et les grincements de dents des jaloux. Je l’imagine bien, le timide Ruggeri, écarlate de joie et de fierté.

Ruggeri avait donc gagné ses galons pour devenir le pâtissier officiel de la cour des Medici, régalant les invités des plus belles réceptions de Caterina. Le « dolcetto gelato » s’est répandu comme une trainée de poudre dans toute la Toscane, et Caterina di Medici devait refuser quotidiennement les pièces sonnantes et trébuchantes de ceux qui souhaitaient s’offrir les services de son protégé. Jalouse, Caterina. Et lui, toujours simplement, continuait de réaliser sans se lasser sa petite œuvre d’art.

C’est donc tout simplement que Caterina a emmené Ruggeri avec elle dans le sud de la France a l’occasion de ses noces avec le Duc d’Orléans. Elle n’avait en tête qu’une seule chose : humilier les chefs français en les éclaboussant de tout le talent et du savoir-faire toscan. Elle a gagné, les Français étaient tellement humiliés et vexés qu’ils ont roué de coups ce pauvre Ruggeri toute la nuit. Sympa l’accueil, lui qui venait d’introduire le gelato en France !

Il s’est enfui, n’ayant que faire de ces luttes de pouvoir, et est retourné à l’élevage de ses poulets, en écrivant une longue lettre à Caterina di Medici pour s’excuser et lui livrer sa recette secrète afin de la perpétuer. C’est alors que tous les pâtissiers toscans ont pu reproduire le dolcetto gelato, et que la consommation de ce dessert s’est répandue dans toute l’Europe.

Tu sais ce qu’on dit ? On dit Grazie Ruggeri ! Chaque victoire de l’Italie sur la France, c’est pour toi, c’est pour te venger !

C’est Bernardo Buontalenti, un architecte florentin, sculpteur et peintre, toujours au XVIe siècle et toujours à Florence, qui bien plus tard compléta l’œuvre de Ruggeri en inventant le gelato moderne, celui fait à base de lait et d’œufs et remplaçant le miel par le sucre. Son succès fut immédiat, en Toscane comme à l’étranger et la vraie glace à l’italienne porte aujourd’hui encore son nom : Gelato Buontalenti, ou Crema Buontalenti.

Franchement, entre toi et moi, où ailleurs qu’en Italie un ARCHITECTE aurait pu inventer le GELATO ?

Voilà pourquoi on raconte que c’est à Florence qu’on trouve les meilleurs gelati d’Italie. Et si on considère que c’est en Italie qu’on mange les meilleures glaces du monde entier, c’est donc à Florence qu’on mange les meilleures glaces de l’univers !

FIRENZE VENDETTA !

Maintenant tu m’expliques ce que tes « glaces à l’italienne » ont quoi que ce soit à voir avec l’histoire de Ruggeri ou de Buontalenti. Comment – comment ! – ce dessert si singulier, si parfait, si délicieux, chargé d’histoire, avec une âme véritable, a pu se retrouver dans une  de ces vulgaires machines qui refroidissent des sachets d’ingrédients lyophilisés et d’arômes artificiels ? Mais enfin qu’est-ce que c’est que ce truc gelé ni fait ni à faire, qui n’a ni gout ni couleur, et que tu payes une fortune ? Glace à l’italienne ? C’est une blague ? C’est parce que l’humiliation n’a pas été digérée, peut-être ?! C’est une petite vengeance minable que tu rumines depuis le XVIe siècle et les noces de Caterina ? C’est juste pour m’énerver ? Tu ne peux plus rouer de coups le pauvre Ruggeri, alors tu massacres son dessert ? Il ne faut pas le prendre comme ça, parfois, il faut savoir accepter la défaite. Être bons joueurs, quoi. Admettre que les Italiens le font mieux que personne depuis la nuit des temps.

Il gelato, c’est artisanal par nature ! Il gelatiero, c’est celui qui choisit soigneusement et rigoureusement ses matières premières de saison, les travaille avec exigence dans son atelier derrière la boutique, réalise sa crème chantilly lui-même sans te la vendre comme un produit de luxe, et sans en faire des tonnes. Pas besoin de glaces en forme de fleurs ou de tourbillons, pas besoin de nom à consonance pseudo-italienne, tu le vois de tes yeux, que dans ces bacs-là de gelati, c’est l’âme de Ruggeri et de Buontalenti qui vit. La générosité et l’abondance sur ton cornet. Une véritable montagne de gelato pour trois fois rien. A te demander comment tu vas bien pouvoir diner après ça. C’est ça, il gelato all’italiana. Ne te fais plus avoir. Maintenant que tu sais.

Quand tu viendras en Italie et que tu t’arrêteras dans une gelateria, laisse-toi envahir par l’enthousiasme et surprends-toi à hurler au comptoir « Cioccolato ! Fior di Latte ! STRACCIAAAAATELLAAAA !« . Tu comprendras que c’est tout le talent et la magie de l’Italie dans ton gelato all’italiana. Tu trouveras même attendrissants ces Italiens qui parlent fort. Et lorsque tu te baladeras dans les ruelles italiennes, en hiver ou en été, regarde-les, les Italiens. Je pourrais passer des heures à les observer. Ils se baladent, vieux, jeunes, seuls, en groupes, toujours avec leur gelato à la main.

Je me souviens de ma grand-mère – mia nonna – à Manfredonia dans les Pouilles, elle était très gourmande. C’était une mamma comme tu l’imagines, ma grand-mère, en noir, toujours avec son tablier, qui de ses bras musclés cuisinait pour toute la famille. Et pour nous qui arrivions de la France. Tous les jours, le déjeuner et la pasta fumante quand on rentrait de la plage, épuisés par le soleil. Et lorsqu’on s’endormait l’après-midi, repus et heureux, je savais que le camion des gelati m’aurait réveillée, lui qui passait sous les fenêtres en hurlant dans son haut-parleur grésillant : « GELATO ! GELATOOOO !« . Ma grand-mère alors nous donnait 1000 lires, et nous dévalions les escaliers pour aller chercher notre gouter.

Et le soir, quand adolescente, j’avais l’autorisation d’aller me balader avec mes amis et mes cousins – évidemment, jamais bien loin – sur le corso. La passeggiata quotidienne, avec toutes les familles de sortie, sur leur 31. Combien de fois m’a-t-on interpelée d’une voix forte surgissant de la gelateria… « Floriana !!« , un de mes nombreux cousins, ou un cousin de cousins, ou un ami de cousin, ou un oncle… sur le pas de la porte de la gelateria, avec évidemment un énorme gelato à la main, large sourire : « Vieni qui che ti offro un gelato !« . Toujours la même gelateria, une religion, tenter d’aller dans une autre serait comme trahir sa propre mère.

Tout comme aujourd’hui, si je croise par hasard un collègue, un ami, une connaissance, N’IMPORTE QUI, dans la rue… « J’ai découvert une nouvelle gelateria, ils font les meilleurs gelati de la ville ! Andiamo ?« 

Il gelato en Italie, c’est resté simple, abordable, authentique, populaire. Pour tous.

Juste un soupçon de magie dedans.

Et une âme.

L’anima dell’Italia.

A presto,
@flonot

31 responses to “Gelato. Sei nell’Anima.

  1. nordistitudinal

    joli billet, quand je repense à mon addiction aux « glaces italiennes » – souvenir enfantin – qu’on te vend dans les stations balnéaires françaises…

  2. Gina STABILE

    .. Fior di Latte, nocciola, limone… Aiiiaiiiaiii!!
    E sono 40 anni che non ne assaggio…. ça resterà l’un de mes grands regrets.

  3. What else? Merci pour cet article plein d’émotions :-)
    La stracciatella est définitivement à prononcer « STRACCIAAAAATELLAAAA »

  4. Rebecca Catini

    En te lisant, ça fondait, fondait, fondait…

  5. Damralh

    J’ai faim. Magnifique article, je lèche les photos sur mon écran…

  6. caddaric

    Ah, la fragola di bosco ! Il faut vraiment que je retourne à Firenze :)

  7. Stéphane

    Nous revenons de Florence, et je vous le confirme, les meilleures gelati sont là et toujours là. Et bien moins chères que les succédanés que l’on trouve en France.
    Tous à Florence, pour ses gelati, et pour tout le reste.

  8. raphael

    les meilleures gelati se trouve a CORTONE allez y les yeux fermés
    super articles

  9. Moi qui n’ai (malheureusement et encore) jamais mis les pieds en Italie, j’ai eu l’impression d’y avoir vécu toute ma vie… Magnifique article !

  10. Juste par curiosité, quel est ton parfum préféré ? :)

  11. Quelle lecture… Rafraichissante! Ca fait venir vraiment envie d’en gouter… juste à la fin!
    Comme italien je peux seulement confirmer que en Italie la choix de la gelateria est personnalisé comme le café espresso: chacun connait « la seule, la meilleure »… ;-)
    Aujourd’hui il faut aussi en profiter du retour du gelato « à l’ancienne », grace à des chaines comme GROM (en France seulement à Paris) qui ont re-imposé le gelato avec seulement des ingredients naturels, pas exotiques et plain de gout!
    Enrico

  12. Aurélie

    Hummm magnifique cet article… Comme l’impression d’avoir mis le temps entre parenthèse, pour se retrouver sous le soleil italien, une glace à la main :)

  13. Cleo

    http://videos.arte.tv/fr/videos/karambolage–7424568.html
    Tenez, à ce sujet, regardez le premier sujet de cet épisode de karambolage, il devrait vous enchanter! :)

  14. Enzo

    Ciao Floriana,

    Je me suis revu Da « Giolitti » à Rome, à Vieste au « Bar del Corso », à Taormina au « Gelatomania ». Une envie irrépressible de déguster un buon gelato me tenaille maintenant. Pourquoi nous rappeler qu’il n’y a qu’en Italie qu’on trouve le vrai goût des meilleures choses.

    Je maudis le jour où mon grand-père a dû fuir l’Eden qui l’a vu naître à cause de la situation économique exsangue d’après-guerre.

    J’espère que tu continuera encore longtemps de nous délecter de tes magnifiques articles,écrits avec la passion qui t’anime et qui me donnent à chaque fois l’envie de  » mangiare e ridere ».

    Je ne dirai jamais assez  » Grazie Floriana »

  15. Cleo

    Je suis là depuis samedi et on a choisi dimanche pour faire notre petite excursion. Et on a choisi Ravenna, en tant qu’étudiantes en histoire de l’art qui se respectent. Parme, ce sera pour une autre fois :(
    Mais Bologne c’est vraiment superbe, il y a des églises époustouflantes et on se régale aussi. par exemple hier, un petit passage dans une fromagerie pour acheter une grosse mozzarella di bufala… j’en ai fait mon repas du soir, avec de l’huile d’olive et du sel, et c’était l’un des meilleurs trucs que j’ai jamais mangés. Et il y a un très bon glacier aussi, à Bologna : Gelatauro.

  16. Mag à l'eau

    Ah la la ! Una gelateria, et le rituel du soir, que de bons souvenirs…
    Les machines de « glaces à l’italienne » et leur diarrhée rose ou blanche, non merci. J’ai honte d’être française !

  17. Cécile

    Ah, bella Italia, que de souvenirs, et notamment la solita passeggiata in prima serata con gli amici: « andiamo a prendere un gelato! » A Torino Rivareno est très original et très savoureux. A Paris, Grom è senza pari!

  18. Après mon passage à Rome (Fatamorgana mon Dieu quel délice) et en Sardaigne (Il gelato m’a laissé baba) je dois dire que les glaces italiennes sont bien meilleures que ce que j’imaginais.
    Au dessus de Grom et Pozetto, les meilleurs représentant et assez digen en effet. Il me tarde de tester Mary Gelateria dans le Marais.
    On doit cependant les séparer des sorbets et glaces à la française, plus délicate et raffinée mais peut-être plus exigeantes. Le Bac à Glaces ou Pascal le glacier et chez Martine sont des maitres artisans mais une nouvelle génération de glacier-créateur apparaît avec Conticini dans sa Pâtisserie des Rêves (3 adresses immanquables à Paris) et Glaces Glazed et son food truck de glaces rock’n roll.
    Je lui ai dédié un article sur mom blog

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